Suggestion of the day

Il faut pouvoir se l’enfiler, cette merveilleuse chanson dans laquelle s’épanche Abner Jay. « Je suis si déprimé. Que quelqu’un m’aide, caresse ma tête alors que je m’allonge sur mon lit » qu’il implorait. Et lorsque l’on se renseigne un peu sur le bonhomme, on saisit bien l’ampleur du
tracas. Même si certains de ses illustres pairs comme B.B. king ou
Muddy Waters le citaient à qui mieux mieux, rien n’y fit. Misère,
insuccès et désillusion jalonnèrent son quotidien. Jamais pourtant,
la résignation ne vint poindre le bout du nez.

Qu’importe, sa formule one-man-band lui permet toutes les audaces.
Lui qui n’en manque pas fera donc presser ses disques lui-même.
S’arrêter ? Lever le pied ? Se conformer au système ? Au contraire, chantre d’une satire sociale doublée d’un clairvoyant franc parler,
il tirera parti de cet humour théâtral propre aux tragédiens, la force d’asséner ce que d’autres subissent.

En ce, on comprend pourquoi le bluesman aimait se surnommer
the last working southern black minstrel’, lui qui, nomade, passera
sa vie à sillonner le monde à bord de son camping-car, voué à dispenser les chroniques les plus acérées, « Vietnam », « I Wanna Job », comme les confessions les plus crues, « Cocaine » et donc ce magistral « I’m So Depressed ». La suggestion du jour, dès lors, sera de tenir bon..

M.

Abner JAY
« True Story Of Abner JAY »



Suggestion of the day

Joe Henderson est un as. Une ascension débutée chez Blue Note où,
parallèlement à ses propres albums, il joue les jokers de luxe aux côtés de Lee Morgan, Andrew Hill ou Herbie Hancock. Mais c’est surtout sa participation à l’incroyable « Basra » de Pete La Roca qui retient tout
mon souffle. Faites le test, il y sublime chaque recoin. Une pige chez Alice Coltrane plus tard sur « Ptah, The El Daoud » (où il croise le fer
avec Pharoah Sanders), il boucle cette première partie de carrière
déjà plus qu’honorable, avant un passage chez Milestones qui le
verra tutoyer les cimes.

Un peu plus encore, sa conscience politique s’affûte (« Pursuit Of Blackness »), son jazz se pare de subtiles expérimentations (« Black Is
The Color »), son horizon s’étend (« Canyon Lady »), il décortique les
arcanes du monde (« Elements » avec Alice Coltrane) et décuple ses
efforts sur le protéiforme « Multiple », disque qui, comme sa pochette le suggère, revêt tous ses visages.

Soutenu par David Holland, Jack DeJohnette et Larry Willis, il
livre tout du long une prestation tout bonnement époustouflante.
De l’irrépressible groove de « Turned Around » ou de « Tress-Cun-Deo-La » lézardé par la guitare de James Blood-Ulmer, de la richesse de « Bwataa » à l’intrépide et miraculeux « Song For Sinners », le jeu et le grain de Henderson sont souverains. Tout ici brille de mille feux et on n’est pas prêt d’en avoir fait le tour.

M.

Joe HENDERSON
« Multiple »


Suggestion of the day

C’est presque un accident. Une erreur de casting. Johnny Harris n’économise pourtant pas ses efforts. Producteur, compositeur,
parolier et chef d’orchestre, le mec turbine comme un damné.
L’écossais met sa patte d’arrangeur au service de Petula Clark,
Tom Jones, Roy Budd, Shirley Bassey et un paquet d’autres. Il se met
à composer des bandes originales dès qu’il a un peu de temps libre
et puis, pourquoi pas enregistrer un ou deux petits albums sous
son nom tiens, tant qu’on y est.

Et accompagné d’un orchestre surchauffé, sort donc « Movements », comme une parenthèse enchantée. En première face, ses propres morceaux, composés pour le film « Fragments of Fear », une longue
suite qui démarre en mode flemmard avant qu’une guitare
éperdument stone pourfende le tempo qui, catapulté dans une
autre dimension, crapahute sur un lit de percussions frénétiques.
On redescend calmement pour atterrir sur le « Something » de Harrison, dans une version gospel chargée aux acides. La chute sera douce…

La deuxième face s’amorce par une intro si vrombissante qu’il faut bien se tenir quand on capte enfin qu’on a affaire au « Give Peace A Chance » de Lennon qui tourne à la soul space-age avant que « Light My Fire », « Paint It Black » ou « Wichita Lineman » subissent les mêmes assauts
cosmiques. Ça passe ou ça casse. On navigue toujours entre cocktail kitsh et envolées sidérantes. Et si la frontière est mince, l’ivresse n’en est que décuplée, portée par les remous d’une basse colossale et groovy chère aux productions léchées de David Axelrod.

Après ça, il poursuivra son chemin aux States, enverra chier Elvis qui voulait se payer ses services et continuera de bosser. Figurez-vous que j’ignorais complètement, au moment de commencer à coucher ces quelques lignes, que Johnny Harris nous avait quittés le mois passé, à l’âge de 87 ans. Ces louanges endossent donc la forme d’un révérencieux hommage. Allez, on se repasse « Footprints On the Moon », frissons
garantis…

M.

Johnny HARRIS
« Movements »


Suggestion of the day

Millie Jackson a vendu des camions entiers de disques. Trois de ses
albums sont certifiés or. Elle n’est pourtant définitivement pas
chouchoutée du grand public, matraquée par les radios, encensée par
les livres d’histoire. La faute peut-être à une carrière qui a eu la fâcheuse tendance à flagorner les pistes de danse, à s’éparpiller sur
les années 80 ou à l’une ou l’autre des plus vilaines pochettes d’une
période plutôt féconde en la matière (Back To The S..t, 1989, un must…).

Pourtant, avec « Caught Up », la chanteuse et les musiciens de studio
de la Muscle Shoals Rhythm Section, machine de guerre de l’Alabama, pondent une pépite, régulièrement célébrée. A juste titre, tant cet
album concept qui suit le fil d’une relation extra-conjugale et
conjugue le point de vue de la maîtresse et de la femme bafouée,
est un miracle de cohésion. De la première à la dernière note, toute la trame repose sur un savant dosage entre musicalité et sens
de l’écriture.

La production est monumentale, dans la droite lignée de
« Hot Buttered Soul » ou « Movement » de Isaac Hayes, avec qui elle
collaborera par la suite. Mais que dire de la prestation de Millie,
qui plaque là un mélange assez inédit de passion explosive, de détresse contenue et de spoken word. Certains prétendent entendre dans ce phrasé si caractéristique, les prémisses du débit du hip-hop. Pas loin de deux cent samples de ses chansons répertoriés ont en tous cas tendance à confirmer l’influence de la dame sur toute une
génération nourrie au break et au flow. Si ça, ce n’est pas de
la reconnaissance.

M.

Millie JACKSON
« Caught Up »